Où est la ligne d'arrivée ?
Coup sur coup, sur la Flèche Brabançonne féminine puis l'Amstel masculine, la convention et conviction, que l'on a tous, d'une ligne d'arrivée s'est retrouvée ébranlée.
Finalement pourquoi fait-on du vélo, si c’est pour redevenir “anonyme” à 4 millièmes de seconde : Et d’où vient ce 4 millièmes de seconde d’ailleurs ? J’étais devant bordel, nan ? Hein Papa que j’étais devant ? Quel est l’intérêt d’avoir bouffé du vent et d’avoir suivi cette roue - cette roue bien plus rapide que la mienne, c’était une mauvaise idée évidemment. Pourquoi retenir ces jambes qui tremblent en haut du raidard, tétanisées, et pourquoi cacher ce visage, notre visage, qui se tord pour ne pas montrer que c’est tout le corps qui nous entortille, pourquoi s’infliger tout ça alors qu'on n’est même pas tous d’accord pour dire où ça s’arrête ? Que personne ne peut me dire exactement où ma roue doit couper ? À quoi sert cette putain de ligne d’arrivée à part se refuser à nous ?
Enquête, romantisme et marketing
Pour comprendre ces troubles de la vision, on a eu la litanie de tweets de @LaFlammeRouge16 refaisant l’enquête tel Loose Change 9/11 et analysant mathématiquement chaque pixel de chaque images qui nous ont été données en recalculant presque la focale de la caméra - et pourquoi ne pas avoir visité l’usine des objectifs pour s’assurer que l’angle de déformation était le bon ? Un blog post de Tom Lynch a résumé et complété l’enquête pour nous expliquer ce qui a mené à la victoire de Wout Van Aert - les mauvaises langues remarqueront que la Flèche Brabançonne Femme n’a pas eu la chance d’un décorticage aussi précis. Si c’est amusant de chercher la petite bête à 300 dpi entre nerds éclairés, ce qu’il faut retenir est la conclusion réglementaire et définitive l’UCI : peu importe où est le panneau, la peinture, l’échafaudage, c’est la photo finish qui dicte la ligne d’arrivée. Ce n’est pas, aux yeux de la fédé, un espace physique défini mais un concept avec une marge d’erreur acceptable. Un concept posé le matin même après le café et avant la tite clope. Un concept qui grille les cerveaux et permet de renégocier un contrat (selon sa position au classement).
Le simple fait qu’une compétition internationale, de premier plan, soit incapable de nous dire où est physiquement la ligne d’arrivée rend la chose si romantique qu’on en excuserait presque le commissaire maladroit. Mais est-ce vraiment une maladresse ? La chronométrie n’est pas la discipline la plus aventureuse à première vue mais, hasard du calendrier, le journaliste Laurent Favre, du journal suisse Le Temps, nous a raconté début avril d’où venait cette science technique qui dicte les résultats sportifs. A travers les mémoires de Marc Biver - qui a donc commencé dans la “photo finish” avant de manager des Rominger ; on découvre une histoire de pionniers et d’industriels suisses enfermés dans leur chambre noire, fiévreux face aux innovations japonaises, en train de réaliser techniquement “LA photo” entre deux espionnages et cocktails avec les stars du sport. Très vite la ligne d’arrivée n’a plus d’intérêt technique pour ces opérateurs : l’oscillation du quartz est maitrisée et le millième de seconde n’a pas besoin d’être dépassé, le numérique finira d’enterrer l’aspect “post-production” - la complexité réside aujourd’hui dans la transmission en temps réels d’un flux non-contradictoire aux diffuseurs, ce qu’une fibre optique résout facilement. Inspirés et ultra concurrencés, les horlogers, d’abord payés à chronométrer, ont commencé à payer pour chronométrer, profitant pour transformer, cet espace acquis, en zones “d'hospitalité” recevant VIP et entreprises à des places que l’on imagine bien plus que privilégiées pour apprécier le spectacle sportif.
Coubertin & Nonox
Comme beaucoup d’aspect dans le sport pro, cette ligne n’appartient plus aux belligérants et n’est que très accessoire dans le dénouement d’une course. Elle n’est plus qu’un prétexte pour y coller des stickers et y alcooliser de vieux mondains. Le vieux baron avait prévenu :
“Retenons, Messieurs, cette forte parole, l’important dans la vie, ce n’est point le triomphe mais le combat ; l’essentiel ce n’est pas d’avoir vaincu mais de s’être bien battu”
- Pierre de Coubertin, askip
… Ce à quoi l’Pidder a maintenant répondu :
Si les organisateurs ne sont plus foutus de placer une ligne pour savoir qui a triomphé, il devient difficile de demander au peloton de nous raconter le combat - surtout avec l’attaché(e) de presse qui bloque l’entrée du bus. Le mensonge d’une ligne d’arrivée n’est qu’un élément de plus attaquant la crise d’identité du cycliste pro. Rouleur a fait une belle couverture du départ “prématuré” de Kittel et tient la chronique sur Tom Dumoulin, cette rédaction n’hésite pas à faire un sujet important que ce mal-être. Ils en influencent la “cyclismosphère” et la parole s’ouvre de plus en plus, surtout depuis la disparition de Kelly Catlin, en mars 2019, qui a mis fin à ses jours après 2 chutes consécutives et des pensées moroses qu’elle n’arrivait plus à évacuer - son dernier édito pour Velonews est bouleversant. Les troubles mentaux sont devenus un enjeu majeur : si le vélo semble sauver la vie et le moral des cadres devenus velotaffeurs, il tue toujours à petit feu ceux qu’on sponsorise pour pédaler. L’Equipe a discuté, en février dernier, avec Jean-Luc Tournier : il fait remonter la nutrition et le père comme principales sources des tourments dans le peloton masculin. Il confirme aussi la dualité mentale d’un sport qui récompense l’individu, leader gagnant seul à l’écran, mais appartenant à une équipe se sacrifiant pour lui, et le voilà doublement redevable : envers son corps, envers ses collègues. Dans le même temps, Théo Nonnez, stagiaire dans l’équipe de développement de la Groupama-FDJ (dans la “conti” comme on la nomme), annonçait son souhait d’arrêter le vélo de compétition, témoignant, sans détour, pleurer à chaudes larmes sur le chemin de l’entrainement. Un cri qui doit faire echo au delà des pelotons espoirs et juniors. Toutes ces gouttes ne font pas déborder le vase mais c’est de plus en plus ténu : Les stigmates s’empilent comme les cachetons autorisés par l’AMA.
Ce peloton est d’autant plus touchant quand on le voit courir pour une ligne d’arrivée qui n’en est pas vraiment une. Comment les blâmer de tourner aux mêmes substances que nous avec tout ça. Car la question est là, réelle, troue le bide, comme l’a édictée Thomas Pidcock : Où est cette (putain de) ligne d’arrivée ? Si elle n’est pas dans l’épreuve, est-elle dans le virement que file le sponsor pour finir la maison ? Peut-être, à moins qu’on tape dans une voiture de sport cette année. Dans le carnet rose des naissances ? Aussi. Fonder une famille ça rassure maman et la direction sportive - c’est qu’ils ont tous des valeurs paysannes. Dans les études qu’on mène pour anticiper l’après-carrière ? Oui, après la ligne d’arrivée, la course continue et c’est un complexe d’infériorité qui revient souvent chez le coureur : la vraie vie semble toujours ailleurs, “au bureau” ils aiment bien dire quand ils font un bon entrainement - en titre de la sortie Strava ; ou encore au chaud dans le peloton à redescendre et remonter pour gérer les dossiers courants comme on va du guichet à la machine à café. Pourtant, une fois au bureau le vrai, ils comprennent que la vraie vie était peut-être avant ou n’existe même pas - Le film Soul de Pixar aborde cette thématique mieux que je ne le ferai. Les plus jeunes, eux, essaient de se convaincre qu’ils sont tout le temps en vacances sur instagram ou tiktok, avec des chansons symboles, comme Vacation de Dirty Heads, postées au moins 500 fois par semaine en illustration sonore d’un panorama sur le sommet ou d’un poste de pilotage donnant sur la plage de Calp… Où est la ligne d’arrivée ? Il va falloir s’y faire : elle n’existe pas.
Si Coubertin travaillait dans une start up ou dans une équipe de vélo contemporaine, il dirait qu’il faut plus se “focus” sur le “process” que sur le “final product”.
Avant de gober un dernier Stilnox bien entendu.
La rétro Sur le Raidard
Félicia Ballanger à Atlanta. Rien à ajouter. Bon, en fait, si : je me souviens parfaitement des affiches “magasins U” pour l’encourager durant l’été à Fromentine (en Vendée forcément) moi, enfant, en transit vacancier vers l’Ile d’Yeu. En revanche, je n’avais aucun souvenir de ce vélodrome d’Atlanta en plein air dinguissime - il est maintenant localisé à Bromont (Canada). Michelle Ferris, sa concurrente australienne, ne fera jamais de médailles d’or sur un mondial ou aux J.O. souvent battue par Félicia, elle est aussi l’une des seules grandes athlètes australiennes à s’être outée et a été ambassadrice des gay games - Les esthètes, eux, apprécieront sa lenticulaire Campa. Enormément de sous-histoires transparaissent derrière la victoire de Félicia Ballanger : c’est l’âge d’or de la piste française, l’âge d’or des tubes Look et une primo-apogée de la vitesse bleue blanc rouge (avant Sydney) sous Daniel Morelon.
Les liens Sur le Raidard
Le peloton féminin s’amuse et se développe : The Run Up est une série Youtube qui nous fait vivre le circuit pro féminin de l’intérieur au sein des 3 plus grosses équipes : SD Worx, Canyon/SRAM et Trek. Mettre la petite cloche.
La Shimanami Kaido est une piste cyclable de 70 km reliant les iles de Honshu et de Shikoku grâce à différents ponts et ilots, les cyclotouriste locaux y vouent un culte et la NHK internationale y a passé 72 heures pour nous en offrir un génial 30 minutes (dispo jusqu’au 4 mai déso si jamais c’est offline) où récit perso et opportunisme touristique se mêlent et nous laissent découvrir un nuancier sociétal du japon plus subtile que nos stéréotypes “shonen culture” “entre tradition et modernité”.
Le Nez dans le Guidon est un jeu de rôle de Thomas Solonce mêlant stratégie et narration. La promesse est intéressante et est à étoffer : nous vivons la course autant que nous la racontons, on peut choisir son époque, son équipe avec ses camarades. Un GM non participant et bien documenté aiderait à améliorer la narration. (Merci Louis pour le lien).
Dans la newsletter 2, on évoquait “la guerre” de l’utopie vélo : Freddy Gladieux propose la pire dystopie du vélotaffeur relou dans une vidéo hilarante.